b) Deuxième type d’entrechoquement : des envahisseurs victorieux peu nombreux mais quand même accompagnés de femmes de leurs clans, s’installent à demeure sur le territoire d’un groupe ethnolinguistique indigène, étranger à leur nation. Lorsque des envahisseurs peu nombreux parvenaient à s’imposer dans une région étrangère densément peuplée, c’était le plus souvent parce qu’ils disposaient d’un avantage militaire déterminant, et/ou parce que les indigènes avaient été incapables de se coaliser du fait de leurs querelles internes du moment. Passée la phase de conquête et ses massacres inévitables, le génocide complet des hommes vaincus n’était pas réalisable à grande échelle et les étrangers vainqueurs se contentaient de former une sorte de clan dominant dans la région conquise. Dans un tel contexte, l’évolution linguistique dépendait de paramètres tels que le nombre des envahisseurs des deux sexes, et le différentiel culturel réel (technologique) ou subjectif (prestige) qui existait entre les groupes intrusifs et indigènes. Les conséquences linguistiques étaient donc fonction de ces paramètres et peuvent être schématisées ainsi :
- Cas où les envahisseurs compensaient leur infériorité numérique grâce à un prestige et/ou une technologie supérieure, et parvenaient à imposer leur langue. A l’époque historique, c’est par exemple ce qui s’est passé en Amérique Centrale et en Amérique du Sud, lorsque les Espagnols conquirent les nombreuses nations indigènes de ces vastes contrées. De tels remplacements linguistiques se sont pareillement produits dans un passé plus lointain, par exemple lorsque des poignées de Romains (commerçants, militaires, administrateurs) installèrent le Latin dans les populeuses nations d’Europe Occidentale, et firent disparaitre les langues indigènes en quelques siècles seulement. Faute d’un différentiel technologique marqué, ce type de situation pourrait avoir été plus rare avant les grandes civilisations de l’antiquité ; mais on ne peut pas exclure que des colons néolithiques, étrangement entourés d’animaux dociles, aient autrefois vivement impressionné les indigènes mésolithiques dont ils brûlaient les forêts pour enfouir étrangement des graines sous la terre ?
- Cas où la culture indigène est perçue par les vainqueurs comme étant supérieure à la leur. A l’époque historique, toujours, c’est par exemple ce qui s’est passé lorsque des petits groupes de ‘’barbares’’ ont conquis les grandes civilisations qu’étaient l’Empire Romain ou l’Empire Chinois79. Dans de tels cas, la langue des envahisseurs a fini par disparaitre des régions conquises au bout de quelques siècles seulement ; période pendant lesquels elle était restée cantonnée à l’aristocratie étrangère issue de la victoire. Au sortir de cette période intermédiaire, seuls quelques mots ou traits grammaticaux de la langue des vainqueurs avaient été intégrés à la langue des indigènes ; mais globalement, celle-ci émergea victorieuse, en dépit de la défaite passée de ses locuteurs. Il est peu probable que des situations de ce type furent nombreuses jusqu’au Néolithique voire jusqu’à l’âge des métaux, car on ne voit pas bien de quel prestiges civilisationnel auraient pu être parés les vaincus ?
- Cas où aucune des deux langues ne parvenait à s’imposer. A date préhistorique, lorsque la victoire était incertaine où lorsque le groupe ethnolinguistique intrusif s’installait – sans pouvoir la dominer intégralement – dans une contrée où le poids des tribus indigènes demeurait important, les échanges entre voisins devenaient inévitables : qu’il s’agisse d’échanges commerciaux, d’alliances contractées contre d’autres tribus de l’une ou de l’autre ethnie, de guerres à répétition et/ou de razzia de femmes. Dans ces contextes mosaïques, l’évolution linguistique de la région dépendait alors des proportions d’hommes et des femmes intrusifs et indigènes, et de l’intensité des échanges qui s’établissaient entre les groupes. Si toutes ces proportions étaient à peu près équilibrées dans une région donnée, les deux langues entamaient alors un lent processus d’alliage. Au début, des pidgins se créaient pour permettre des échanges minimums entre les deux communautés ; c’est-à-dire que chaque groupe conservait sa langue maternelle, mais que quelques mots de l’une ou l’autre langue étaient connus de tous les protagonistes ; ces échanges frustes se passaient de grammaire mais la juxtaposition de certains mots pouvait en tenir lieu. Avec la prolongation de cette promiscuité, de nombreux mots et tournures continuaient à percoler d’une langue à l’autre80, et les pidgins maladroits des débuts devenaient peu à peu des créoles (néo-langues possédant un vocabulaire et une grammaire simple) qui commençaient à être utilisés dans la vie de tous les jours, à la place des deux anciennes langues ; cela parce que les communautés humaines étaient de plus en plus mêlées (échanges réguliers de femmes, acceptés ou contraints). Avec le temps, le créole se complexifiait de plus en plus sous le poids des innovations et de ce qui restait des deux anciennes langues en voie de disparition dans la région où le processus de fusion était à l’œuvre ; anciennes langues vis-à-vis desquelles le créole régional était devenu très divergent. Si des cristallisations ethnolinguistiques créolisantes se produisirent dans les Finis Terrae, il est aisé de comprendre pourquoi certaines familles de langues actuelles sont difficiles à classer : c’est parce que ces familles de langues se sont construites à partir de racines hybrides ! Nous postulons que ce processus d’amalgame linguistique fut très actif aux deux extrémités géographiques de l’Eurasie paléolithique ; parce que, dans ces régions périphériques, de nouvelles strates migratoires originaires du ‘’hub’’ moyen-oriental sont régulièrement venues apporter de nouveaux groupes ethnolinguistiques intrusifs (nouveaux haplogroupes Y-DNA au seuil d’une diversification + nouvelle langue proche de l’état contemporain de LA ‘’langue centrale du ‘’hub’’) qui se superposaient à d’anciens groupes ethnolinguistiques indigènes (anciens haplogroupes Y-DNA déjà bien diversifiés sur place + langue locale issue à la fois d’un état plus ancien de LA ‘’langue centrale du ‘’hub’’ et de rencontres précédentes avec des groupes ethnolinguistiques indigènes encore plus anciens).
C’est ce processus d’empilement de plusieurs strates linguistiques qui explique qu’il est aujourd’hui impossible de tracer correctement la phylogénie linguistique des langues anciennes du Sud-Est asiatique (parfois dites faute de mieux ‘’langues Pacifiques’’) ou même d’une langue classique comme le Japonais : c’est parce que les langues actuelles de ces divers Finis Terrae sont les produits d’une série d’entrechoquements débutés il y a 50.000 ans environ et qui perdurèrent jusqu’en pleine époque historique81 ; lesquels créèrent une pâte feuilletée de créoles successifs dont émergèrent les familles de langues les plus rebelles à la classification. En Europe – un autre grand Finis Terrae de l’Eurasie – le processus dut être parfaitement identique ; mais, à l’exception du Basque et du Nord-Caucasien qui ont survécu jusqu’à nous (et dont la difficulté à les classer indique qu’elles conservent la trace d’un semblable millefeuille), le remplacement linguistique fut ici total dans le sillage des invasions indo-européennes [cf. atlas n°4] ; évènement protohistorique qui nous prive de pouvoir étudier les anciens millefeuilles locaux !
Ainsi, suspendues entre les deux situations extrêmes dans lesquelles soit les envahisseurs imposent (presque) complètement leur langue [cf. § a], soit les indigènes imposent (presque) complètement la leur [cf. § c], les situations intermédiaires que nous venons d’étudier mêlent les deux langues protagonistes en proportions variées. Même si l’une d’entre elles peut parfois prédominer sur l’autre, il en résulte toujours in fine la création d’une langue originale qui s’écarte plus ou moins de ses deux modèles initiaux. Serait-ce par exemple ce qui s’est passé chez les Germains lorsqu’ils s’installèrent au Nord de l’Europe néolithique [cf. atlas n°4] ? Bien qu’à base Indo-Européenne très consensuelle, les langues Germaniques ont profondément renouvelé leur prononciation, ont simplifié leur grammaire et ont selon toute vraisemblance incorporé de nombreux mots indigènes, puisqu’on ne retrouve pas ces mots dans les autres langues Indo-Européennes ; tout ceci représentant l’état figé d’un processus d’entrechoquement puis de créolisation partielle dont la langue de l’ethnie victorieuse ne sortit pas indemne !
c) Troisième type d’entrechoquement : de jeunes envahisseurs peu nombreux et sans femmes de leurs clans, conquièrent le territoire d’un groupe ethnolinguistique indigène, étranger à leur nation. Dans cette situation, une fois les envahisseurs installés dans la région conquise, leur langue aura tendance à se perdre en quelques générations seulement, même s’ils sont technologiquement supérieurs aux indigènes ! Ceci, parce que les hommes vainqueurs ne sont pas accompagnés de femmes compatriotes et que les mères de leurs enfants ne pourront donc être QUE des femmes indigènes. Nécessairement, celles-ci apprendront leur langue indigène (maternelle) à leurs enfants métis ! A la génération suivante, tout le monde parlera donc la langue indigène ; seuls les garçons (métis et bilingues) utiliseront la langue de leurs pères envahisseurs lorsqu’ils interagiront avec eux, et cela plus particulièrement pour tout ce qui concernera les termes techniques et guerriers. A part ces mots qui se naturaliseront rapidement dans la nouvelle communauté, la langue des générations futures restera essentiellement la langue indigène, et cela en dépit du renouvellement massif des haplogroupes ADN‑Y. Par ailleurs, tout comme la langue, la culture du nouveau peuple conservera massivement sa base indigène ; et cela avec d’autant plus de facilité que les jeunes guerriers des débuts n’étaient pas accompagnés par des cadres culturels de leur ethnie (prêtres, femmes et vieux, gardiens des traditions en tous genres)82.
Etrangement, il arrive aussi que le processus qui vient d’être expliqué prenne pendant un temps la forme d’une diglossie, c’est-à-dire que chacun des deux sexes comprenne parfaitement l’autre, mais utilise quotidiennement une langue qui lui est propre, alors que tous les individus se considèrent pourtant comme faisant partie d’un même groupe humain. Cette situation a été étudiée aux Petites-Antilles. Au début du deuxième millénaire de notre ère, ces îles étaient peuplées par des tribus Arawak. Puis, à une date récente qui pourrait avoir été située au XVème siècle de notre ère (v. 1450 ?), des Caribs / Canibs venus du continent sud-américain colonisèrent ces îles. Au temps des Espagnols, la tradition orale avançait que les hommes Arawak vaincus avaient été massacrés et mangés83, et que leurs veuves étaient devenues les femmes des vainqueurs. La séquence classique ! Mais dans la nouvelle société composée d’hommes Canibs et de femme Arawak, chacun conserva sa langue. Garçons et filles métis étaient bilingues, mais les hommes incitèrent leurs fils à parler la langue des Canibs, tandis que les filles parlaient l’arawak avec leurs mères. Ainsi, vers 1650 (soit, deux siècles peut-être après la conquête ?), la langue des hommes comprenait 64% de mots canibs et 36 % seulement de mots arawak ; tandis que la langue des femmes comprenait 16% seulement de mots canib et 84 % mots arawak. Trois siècles plus tard (12 générations), vers 1950, la diglossie était en voie d’arasement avec 23 % de mots canibs contre 77 % de mots arawak chez les hommes, et 18 % de mots canib contre 82% de mots arawak chez les femmes. Dans cet exemple, on voit que ce sont les hommes qui ont finalement rapproché leur langue intrusive de celle des femmes indigènes, et non l’inverse, ce qui nous ramène pratiquement au cas où les envahisseurs abandonnent rapidement leur langue ancestrale pour adopter celle de leurs vaincus. Une telle situation – temporairement instable, puis devenant stable en une vingtaine de générations – a probablement dû être fréquente. Et 20 générations, c’est rapide pour les échelles de temps auxquelles nous confronte l’atlas n°3. Dans ce type de nouveau peuple en cours de cristallisation, le vocabulaire domestique des indigènes vaincus a davantage de chance de survivre, puisque c’est le vocabulaire des femmes ; tandis que le vocabulaire guerrier, technique ou cynégétique sera plutôt issu de la langue des envahisseurs masculins. Chez les Canibs-Arawak, une nouvelle langue hybride homogène était en train de se stabiliser environ 5 siècles après la conquête gastronomique des Petites-Antilles ; mais le rouleau uniformisateur du monde contemporain a alors fait disparaitre cet intéressant témoignage d’un processus linguistique qui ne fut certainement pas unique. L’aventure des Canibs-Arawak nous explique peut-être même ce qui s’est passé chez les Basques des Pyrénées où une langue majoritairement non-indo-européenne mais contenant de nombreux mots indo-européens, est aujourd’hui parlée par des hommes dont la majorité exprime l’haplogroupe R1b, caractéristique des Indo-Européens-Occidentaux [cf. atlas n°4] ! Ce Basque, à la fois classé parmi les langues déné-caucasiennes, mais comprenant aussi des traits nostratiques non-indo-européens et des traits indo-européen, raconte un entrechoquement des langues dans le Far-West européen, et peut-être une histoire semblable à celle des Canibs et des Arawak ; mais une histoire qui aurait bégayé plusieurs fois, créant une succession chronologique de créoles locaux qui nous ramènent à l’image d’un millefeuille. Sur le grand mur du temps, l’histoire profonde du Basque ouvre un fenestron au travers duquel nous pouvons espérer entrapercevoir un tout petit aspect de la vaste préhistoire linguistique oubliée du Finis Terrae occidental.
Cristallisation ethnolinguistique
Pour résumer ce qui précède, il a donc existé trois modalités différentes d’évolution des langues et des peuples qui les parlaient :
- la première modalité est celle des ‘’langues tranquilles’’ qui ne subirent qu’une évolution interne et lente, sans interférence extérieure. L’exemple le plus éloquent de ce processus découla de la position fondatrice de la première population eurasienne venue d’Afrique au MIS 5d [cf. carte A]. Dans le ‘’hub’’ moyen-oriental (fond du Golfe Persique ?), elle développa une démographie dense qui lui permit de demeurer longtemps animée d’une force centrifuge ; et donc de protéger son cœur d’un possible retour des langues divergentes crées par les migrants partis coloniser les terres lointaines. Dans cette région, de telles rétromigrations84 ne survinrent qu’à partir du MIS 2 et surtout au MIS 1, lorsque des groupes proche-orientaux se convertiront précocement à l’économie de production et viendront, en bandes pléthoriques, mettre fin aux pulsations du ‘’hub moyen-oriental’’ dont ils recouvriront le cœur85 [cf. atlas n°4] !
- la deuxième modalité est celle des ‘’langues effilochées’’. Ce sont celles de locuteurs parties fonder un ‘’hub secondaire’’ dans des régions jusque-là vides d’autres groupes linguistiques. Avant que la nouvelle colonie ne devienne prospère et recrée une nouvelle zone de stabilité ethnolinguistique, la distance accélère les divergences avec le groupe d’origine demeuré dans le ‘’hub primaire’’. Un exemple éloquent de ce processus est celui du groupe Eurasiatique parti du ‘’hub primaire’’ moyen-oriental ‘’pour’’ fonder un ‘’hub secondaire’’ au cœur des steppes asiatiques. Un second exemple éloquent est celui du groupe Amérinde, issu de ce même ‘’hub secondaire’’ mais parti fonder un ‘’hub tertiaire’’ en Béringie, c’est-à-dire à nouveau dans des terres vierges encore plus lointaines. Dans de telles situations, le rattachement linguistique de ces groupes aux langues Nostratiques demeurées dans le ‘’hub primaire’’ n’est pas allé de soi, mais a quand même pu être opéré par Greenberg sur des bases très convaincantes parce que nombreuses.
- enfin, la troisième modalité est celle des ‘’langues entrechoquées’’. C’est-à-dire des langues que la raréfaction des nouvelles terres ou le simple hasard mettent en présence d’autres langues devenues très différentes et présentant une certaine capacité de résistance à l’envahisseur. Les conséquences de l’entrechoquement peuvent être de trois types : soit la langue des vainqueurs est globalement absorbée par celle des vaincus (des éléments de la langue intrusive s’installent cependant dans la langue des vaincus qui devient aussi celle des héritiers des vainqueurs) ; soit la langue des vainqueurs s’impose aux vaincus (des éléments de la langue des vaincus s’installent cependant dans celle des vainqueurs qui devient aussi celle des héritiers des vaincus) ; soit les deux langues sont de force équivalente ; et génèrent alors un pidgins, suivi d’un créole, puis enfin d’une nouvelle langue synthétique dont les racines hybrides peuvent être difficiles à démêler ; et cela d’autant plus que le processus peut se répéter plusieurs fois, invasions après invasions, réalisant in fine une pâte feuilletée linguistique, c’est-à-dire un ‘’multi-créole’’. Dès le MIS 3, de tels entrechoquement de langues furent nécessairement actifs aux trois extrémités Est (Extrême-Orient), Sud-Est (Indo-Sunda) et Ouest (Europe) de l’Eurasie, où vinrent, vague après vague, s’empiler les ‘’transfuges’’ issus des pulsations itératives du ‘’hub’’ moyen-oriental. Plus tard, tous ces vieux multi-créoles finistériens seront presque totalement détruits par le rouleau compresseur des peuples qui s’adonneront à l’économie de production ; avec cependant quelques rares exceptions où la néolithisation puis les invasions de l’âge des métaux ne firent que rajouter de nouvelles couches par-dessus l’empilement (Basque, Japonais, etc.). En revanche, les vieux multi-créoles Proto-Papouasien et Proto-Macro-Pama-Nyungan seront protégés de cette destruction par le long isolement de l’Asie du Sud-Est ; ce qui leur donnera l’occasion d’arriver jusqu’à notre époque où leurs descendants font – comme le Basque et comme le Japonais – figure d’objets linguistiques étranges.
PSYCHOLOGIE COGNITIVES ET TECHNOLOGIQUE
Faute de pouvoir observer beaucoup d’autres choses, c’est essentiellement les vestiges lithiques qui nous servent d’indicateurs pour repérer des étapes dans le développement technologique des sociétés paléolithiques, et pour tenter de proposer des délimitations chronologiques et géographiques à certains groupes humains.
La technologie découle des capacités cognitives
Dans l’atlas n°2 nous avons vu que des progrès technologiques ont existé dès le Paléolithique inférieur, mais qu’il est probable que ces progrès n’aient fait que traduire une évolution des facultés cognitives et praxiques qui découlaient mécaniquement du programme génétique des différentes strates d’humanités archaïques ; c’est-à-dire que ces progrès ne dépendaient pas de réelles facultés d’innovation mais constituaient plutôt un phénotype. Cet argument a été avancé dans l’atlas n°2 en raison des très longs paliers de plusieurs centaines de milliers d’années, qu’il serait malhonnête de vouloir occulter entre deux ‘’progrès’’ successifs ; durées abyssales qui contrastent éloquemment avec le rythme des inventions qui se succédèrent beaucoup plus rapidement dès que fut apparu l’Homme moderne. Rappelons simplement ici les dates de ces grandes étapes techno-comportementales des Humains archaïques : l’oldowayen / mode 186 (v. 3.000.000 AEC), l’acheuléen / mode 2 (v. 1.700.000 AEC) et le levalloisien / mode 3 (v. 650.000 AEC) ; ce dernier ayant représenté un véritable saut cognitivo-conceptuel en ceci que ce n’était plus l’outil qui était directement mis en forme, mais une matrice de pierre totalement inutile en elle-même mais à partir de laquelle on pouvait débiter les outils. Pour ces raisons, il nous semble très abusif de manipuler le concept de ‘’culture’’ aux Paléolithiques inférieur et moyen [cf. atlas n°2]. C’est pourquoi, dans l’atlas n°3, ce mot est systématiquement remplacé par ‘’industrie’’ ou ‘’technologie’’ qui apparaissent plus neutres.
Cependant, il y a environ 300.000 à 250.000 ans (au MIS 8), l’apparition de capacités cognitives proches des nôtres, conféra à un petit groupe d’Humains d’Afrique de l’Est la faculté d’innover ; ce qui est l’une des caractéristiques les plus caractéristiques d’Homo sapiens sapiens. Comme la double articulation du langage, l’art et les sépultures, la faculté d’innovation découla directement de l’apparition des capacités d’abstraction et d’une pensée symbolique pleinement constituée87. Tout ceci n’existe pas chez les Chimpanzés88 et n’existait pas non plus chez les Hommes archaïques89. C’est seulement à partir de ce déclic génétique mutationnel90 que les progrès technologiques et conceptuels commencèrent à s’enchaîner ; au début toujours selon un rythme très lent, lorsqu’on se réfère aux progrès de l’époque contemporaine, mais en réalité déjà à un rythme incroyablement rapide comparativement à tous les progrès antérieurs. En Eurasie, c’est seulement alors – c’est-à-dire à partir du MIS 3 –, que le terme de ‘’culture’’ deviendra moins contestable ; étant entendu que, même de nos jours, ce concept ne décrit pas autre chose qu’une assez mince pellicule recouvrant une masse de comportements génétiquement déterminés, largement identiques sur toute la planète chez tous les membres de notre espèce !
Autre chose : beaucoup de gens semblent penser que le progrès technologique n’est qu’un sous-produit des évolutions de la société et du regard de plus en plus fin que l’Homme porte sur lui-même ; sans souvent se demander si ce ne sont pas plutôt ces transformations philosophiques et sociales qui découleraient du progrès technologique et de l’accroissement des ressources consommables qui en résulte. Pourtant, on peine à imaginer quels progrès philosophiques ou sociaux auraient pu conduire à la découverte de la technique Levallois, du propulseur, du microlithisme, du bronze, de l’imprimerie, de l’informatique ou du laser ! Alors qu’il est aisé de constater que tous ces progrès technologiques ont radicalement changé la manière de vivre et de penser la vie ! Ce ne sont pas les progrès de l’esprit qui créent les progrès technologiques, mais bien les progrès technologiques – souvent inattendus – qui nous imposent de nous adapter individuellement et collectivement91. Ce n’est peut-être pas un hasard si la disparition de l’esclavage (très progressive et non totalement parachevée à ce jour en attendant que les robots en renouvellent le concept) fut contemporaine de la révolution industrielle ? Aristote n’avait-il pas plaisanté prophétiquement en disant que ‘’si les navettes marchaient toutes seules, on pourrait se passer d’esclaves’’ ? Pas de chômage de masse dans l’antiquité ! Et pas de progrès de la société ou de l’esprit humain qui serait détaché des avancées technologiques. Dans le vrai Monde, nous faisons simplement preuve d’un opportunisme adaptatif, sans avoir aucune possibilité de modifier les bornes du programme génétique de Sapiens sapiens, dont découle essentiellement notre comportement individuel et social ; comportement qui reste globalement identique à celui d’un Chimpanzé ; mais d’un Chimpanzé davantage capable de modulation comportementale, de multiplication des cercles d’appartenance, d’abstraction et de communication à courte, moyenne et longue portée que ceux qui vivent encore dans les arbres ; et qui est de ce fait doté d’un rayon d’action supérieur.
La technologie est un vecteur de l’expansion des gènes
Comme la guerre – dont elle est la fille – la technologie est un puissant vecteur de l’expansion des gènes. Au cours de l’histoire des derniers millénaires, il a été facile de constater que la maitrise d’un progrès technologique a généralement conféré un avantage décisif sur les groupes ethnoculturels voisins, tant ce que ce progrès était encore ignoré desdits voisins92. N’importe quel Aztèque, Herero, Patagon, Natchez ou Tasmanien pourrait nous le raconter avec éloquence, s’il n’avait pas eu l’in extremis infortune de découvrir un progrès inattendu dans les mains d’adversaires aussi brutaux que brutalement surgis du Néant ! Evacuons cependant notre culpabilité tardive, en nous persuadant que les victimes n’étaient pas meilleures que leurs bourreaux, et que bien avant de rencontrer les premiers Européens, leurs ancêtres et les ancêtres de leurs ancêtres avaient impitoyablement vaincu, massacré, violé et mangé les peuples oubliés qui les avaient précédés sur ce qui n’était pas encore leurs terres. Osons voir et admettre que tout peuple colonisé descend d’ancêtres colonisateurs ; et que ces deux peuples, l’ancien et le nouveau, ont inévitablement échangé des gènes au cours du processus traumatique de leur superposition. A ce petit jeu du ‘’C’est plus chez toi ! Maintenant c’est chez moi !’’ – dont la reconstitution est le sujet de cette série d’atlas –, tous les peuples sont forts, parce que tous les Humains sont dotés du même programme génétique qui les incite à accaparer un maximum de ressources afin de doper leur potentialité reproductrice ; quitte à ce que ce soit au dépend d’autrui. Nous avons vu que ce programme génétique est loin d’être propre aux Humains, et nous avons vu également que les Humains et les Chimpanzés l’expriment d’une manière particulière qui consiste à s’appuyer massivement sur tout leur groupe patrilocal (clan / tribu), en réalisant un comportement que nous appelons ‘’guerre’’. Mais, contrairement à leurs cousins Chimpanzés, guerriers autant qu’eux, les Humains modernes ont l’immense avantage de pouvoir exprimer ces gènes en s’appuyant également sur une course effrénée aux innovations meurtrières. Sachons donc voir que l’invention des armes à feu qui permirent aux Européens d’exterminer les malheureux peuples cités plus haut, n’était qu’une étape technologique de plus dans une longue liste de progrès à finalité meurtrière, initiée au Paléolithique supérieur. Et sachons voir que ceci fait partie d’un processus universel animé par des gènes qui bouillonnent en nous et qui se trouvent exacerbés lorsque surviennent des stress socio-environnementaux découlant de tensions sur les ressources. Au travers de cet universel ainsi posé, gageons que les premières sagaies eurent des conséquences comparables aux premières armes à feu sur ceux qui tentaient de se défendre cramponnés à leurs épieux ; et que ceux qui inventèrent le propulseur imposèrent sans tarder le silence à ceux qui ne pouvaient pas mieux faire que lancer leurs sagaies à la main …
Autre chose encore : les objets militaires ne sont pas tout quand il s’agit de culbuter le voisin pour prendre sa place ! La démographie compte aussi et beaucoup ; de telle façon que tout progrès technologique qui est de nature à faciliter la vie quotidienne (i.e. à permettre à davantage d’enfants d’atteindre l’âge de la reproduction), doit aussi être considéré comme une arme utilisable contre son voisin, si ce voisin ne dispose pas lui-même de cet avantage ; et cela, aussi pacifique que cette arme puisse paraitre au premier abord ! Car une démographie excessive engendre un stress socio-environnemental massif en fragilisant l’accès aux ressources ; stress qu’il sera généralement plus performant d’évacuer au détriment des voisins qu’au détriment de ses propres frères. Ce phénomène sera particulièrement criant au Néolithique en raison de l’invention de l’économie de production et des marrées humaines qui naitront de cette invention, et qui écraseront tout [cf. atlas n°4] ! Mais les progrès matériels du Paléolithique [cf. ci-dessous] et ceux du Mésolithique purent aussi avoir des conséquences similaires quoique de moindre ampleur93.
Faute de mieux, lorsque nous verrons tel groupe ethnolinguistique s’étendre au dépend d’un autre groupe ethnolinguistique dans les cartes de l’atlas n°3, il faudra donc s’interroger sur les aspects démographiques et technologiques qui ont pu se combiner pour faciliter sa réussite et par conséquent précipiter l’échec de ses adversaires. Malheureusement, ces questions généreront plus d’hypothèses que de faits étayés.
Un Monde Paléolithique moyen technologiquement inhomogène
Parvenir à dater et à localiser les grands progrès technologiques du Paléolithique, serait par conséquent très utile pour le propos que nous nous sommes donné, qui est de reconstituer les mouvements humains anciens. Malheureusement, malgré l’enrichissement de la palette des techniques de datation des restes organiques et non-organiques, nous ne sommes pas encore capables de proposer un maillage chronologique et géographique fin de l’ensemble des vestiges connus. En attendant un bienvenu complément des données, un fait cependant saute aux yeux pour peu qu’on y prenne garde : pendant une grande partie de la dernière glaciation, le (Vieux) Monde fut partagé en trois grandes régions technologiques assez bien circonscrites :
- l’Afrique, et en particulier l’Afrique de l’Est et l’Afrique du Sud où des technologies caractéristiques du Paléolithique supérieur apparurent très tôt, avant même le MIS 5e par lequel s’est conclu l’atlas n°2. Bien que remarquablement avancées pour leur époque, on classe généralement ces industries dans le Paléolithique moyen, mais sans toujours préciser qu’il s’agit d’une version du Paléolithique moyen très particulière à l’Afrique et qui annonce déjà largement le Paléolithique supérieur. On l’appelle plus exactement ‘’Âge Moyen de la Pierre’’ (Middle Stone Age, MSA). Malheureusement, parce qu’elle comprend le terme ‘’moyen’’, cette dénomination à l’inconvénient de ne pas mettre en valeur les nombreuses manifestations modernes (outils laminaires, outils en os, objets de parures, utilisation de pigments) du MSA africain que nous faisons transparaitre sur nos cartes via les mentions successives ‘’mode 3-(4)’’, ‘’mode (3)-4’’, ‘’mode 4-(5)’’ et ‘’mode 5’’, proposées pour rendre compte de l’évolution graduelle de la technologie des Hommes modernes africains. En Afrique, l’évolution technologique fut précoce et graduelle ; tandis qu’elle fut plus tardive en Eurasie où elle se fit davantage sur un mode de ruptures successives. Conservant longtemps son avance, la technologie africaine évoluera plus rapidement que partout ailleurs jusqu’au second maximum glaciaire (première moitié du MIS 2).
- l’essentiel de l’Eurasie, où un vieux Paléolithique moyen très classique et très immobile (‘’mode 3’’) perdura bien plus longtemps qu’en Afrique. Et cela malgré l’arrivée de l’Homme moderne qui provenait pourtant d’une Afrique en avance sur son temps. Au point qu’il fallut attendre la seconde partie de l’Interpléniglaciaire (seconde partie du MIS 3) pour que commencent enfin à apparaître, sur le nouveau continent, les marqueurs caractéristiques du Paléolithique supérieur ; marqueurs qui – seulement alors – devinrent pratiquement identiques à ceux qui étaient apparus en Afrique au moins 100.000 ans plus tôt ! Ce décalage remarquable doit pouvoir être expliqué !
- l’Asie du Sud-Est et l’Océanie, enfin, qui constituèrent l’inexpugnable bastion d’un Paléolithique inférieur devenu presque éternel, figé dans une antiquissime technologie de ‘’mode 1’’ ; qui était cependant agrémentée de-ci de-là par des vestiges lithiques d’allure un peu plus modernes, que certains chercheurs rattachent parfois vaguement au ‘’mode 2’’ et/ou au ‘’mode 3’’, mais sans conviction. Constatant ce retard abyssal, plusieurs préhistoriens ont avancé qu’il n’était qu’une simple illusion optique liée au fait que les habitants de ces régions auraient développé une industrie moderne radicalement différente de celles que nous observons partout ailleurs, puisqu’elle aurait été entièrement constituée d’outils en bambous qui ne se seraient pas conservés jusqu’à nous. Toutefois, dans les pages qui suivent, c’est par une hypothèse cognitive bien différente que nous expliquerons ce retard local. Mais quoi qu’il en soit de la valeur de notre hypothèse, on observe bel et bien que cette préhistoire de la préhistoire ne prendra vraiment fin qu’au beau milieu de l’Holocène en Asie du Sud-Est ! C’est-à-dire franchement hier ! Paradoxalement, puisque géographiquement située plus loin encore, le monde australien se dégagera plus rapidement que la péninsule indochinoise et l’Indonésie de cette gangue passéiste ; nous tenterons aussi de l’expliquer.
Des progrès difficiles à dater
Nous avons déjà examiné les chronologies relatives offertes par la sédimentation continentale et marine, et par la chronologie plus précise des carottes de glaces. Mais tout ceci ne nous dit rien sur la date des sites archéologiques et de ce qu’on y trouve. Depuis 70 ans, plusieurs méthodes de datations dites absolues ont été mises au point94 mais aucune de ces méthodes n’est pleinement satisfaisante en raison de marges d’erreurs parfois importantes. De plus, on constate souvent d’importants écarts entre deux méthodes utilisées sur un même site, ce qui signifie qu’on devrait systématiquement solliciter plusieurs méthodes sur chaque site avant d’appliquer un seuil décisionnel raisonné en fonction du contexte. Procédure rarement suivie.
Ceci étant dit, l’accumulation des datations absolues permet quand même de circonscrire grossièrement l’apparition d’un certain nombre de progrès technologiques dans les trois grandes régions du Monde examinées plus haut. C’est ainsi que nombre de ces progrès apparaissent d’âge ancien en Afrique, d’âge moyen en Eurasie, et d’âge très récent en Asie du Sud-Est. Cet important contraste géographique rend par conséquent impossible une datation des progrès technologiques qui aurait une portée universelle. Au total, nous devons nous contenter de quelques jalons imprécis qui sont résumés ci-dessous et que nous retrouverons dans les commentaires des cartes :
- Les vêtements. Les poux de tête et les poux de corps – c’est-à-dire les poux de vêtements – se seraient génétiquement séparés après v. 190.000 AEC. Bien que controversée, cette date proche de celle de l’apparition d’Homo sapiens sapiens rend plausible que le concept de vêtements découle de la mutation cognitive qu’il faut postuler à l’origine des Hommes modernes. Les vêtements sont à la fois des messages sociaux et des ‘’tropiques portatifs’’ ; ils permirent à notre espèce thermophile de supporter la vie dans les régions froides, sans avoir à subir de lentes transformations biologiques. De leur côté, dépourvus de vêtements mais disposant de beaucoup plus de temps que n’en eurent les Hommes modernes, les Hommes archaïques septentrionaux développèrent sans doute une véritable adaptation biologique au froid. En l’absence de vêtements, ils se protégeaient probablement à l’aide de peaux non ajustées ; mais étaient-ils par ailleurs recouverts d’un pelage abondant ? Certains le pensent. Cela ne signifie pas que leurs ancêtres sortis d’Afrique avaient été hirsutes avant eux, mais que le pelage pourrait être revenu chez eux en tant qu’adaptation classique des climats froids. Grâce à leurs vêtements, les Humains moderne qui peuplèrent le Nord furent dispensés de cette résurgence du pelage.
- Les bateaux. L’invention de la navigation est difficile à dater. Il est très probable qu’en période de basses eaux, des détroits de quelques kilomètres de large – c’est-à-dire dont l’autre rive était visible – ont volontairement été franchis dès le Paléolithique inférieur ; simplement sur des troncs ? C’est comme cela que nous avons expliqué l’arrivée de l’industrie acheuléenne en Europe du Sud-Est, v. 650.000 AEC, lorsque les conditions hyper-glaciales du MIS 16 avait réduit le détroit de Gibraltar à un très mince chenal [cf. atlas n°2]. Mais c’est seulement au temps des Hommes modernes qu’on vit des archipels être colonisés ; peut-être grâce à des embarcations un peu plus sophistiquées ? Des outils crétois pourraient être datés v. 130.000 AEC, et, si cela est vrai, leurs auteurs ne pouvaient venir que de la mer. Mais la datation est-elle fiable sachant que la Crète ne livre aucun autre vestige plus récent avant le Néolithique ? Et qui ces Hommes pouvaient-ils être ? De telles découvertes sont isolées et sujettes à interprétations … Avec certitude, cette fois, des embarcations furent utilisées pour atteindre le Sahul (bloc Nouvelle-Guinée + Australie + Tasmanie) aux alentours de 60 à 50.000 AEC. Seules des îles visibles depuis une côte peuplée pouvaient entraîner l’idée de les coloniser pour en exploiter les ressources supposées. De ce fait, les grandes îles lointaines de la planète (Madagascar, Nouvelle-Zélande) ne furent peuplées qu’il y a moins de 100 ou 50 générations ; et la Réunion il y a 15 générations seulement.
- Les sépultures / les croyances en un au-delà ; les manifestations ‘’artistiques’’ / les croyances magiques. L’observation de pratiques sépulcrales atteste ipso facto la croyance des membres du peuple étudié en l’existence d’un autre Monde ; et donc l’existence de capacités cognitives d’abstraction et de symbolisation. C'est au Levant, v. 100.000 AEC que l'on trouve les premières preuves de sépultures intentionnelles ; c’est-à-dire hors d’Afrique où de nombreux comportements modernes se manifestèrent pourtant bien plus tôt qu’ailleurs. Cependant, une absence de sépulture ne signifie pas nécessairement une absence de croyance. On le constate notamment chez les peuples subactuels qui pratiquaient la manducation rituelle des morts dans l’objectif de pérenniser leur existence dans le corps social et de faciliter leur réincarnation dans le corps des enfants à naitre ? Ou encore chez les peuples (dont les Parsis actuels) qui offrent intentionnellement leurs défunts en pâture à des animaux sauvages qui sont supposés assurer leur passage dans le Monde des Esprits ? De telles pratiques ne témoignent pas moins que les inhumations de la croyance en un ‘’ailleurs’’ ! Malheureusement, elles ne sont évidemment ni repérables ni datables …
Quant au mot ‘’art’’, il ne doit pas nous leurrer, car ce qui nous apparait comme tel n’était certainement pas de ‘’l’art pour l’art’’ jusqu’à l’époque de la Grèce classique et même bien au-delà ; il faut plutôt y voir – une fois encore – la marque d’un accès à la pensée abstraite et symbolique qui nous permet d’imaginer l’existence d’un autre Monde situé au-delà de notre Monde matériel, et qui nous incite à essayer d’assujettir à notre profit les forces mystérieuses qui le peuplent ! Notons bien que cette remarque utilitaire ne retire absolument rien à l’immense progrès cognitif qu’implique l’art ; progrès qui n’est en définitive qu’une autre facette de celui qui présida à l’apparition des rites sépulcraux, visibles ou non. En se basant sur des preuves bien minces, certains chercheurs ont voulu repousser l’origine de l’art en des âges fantastiques, sur la foi d’un caillou étrangement contourné ou d’un coquillage strié que d’autres chercheurs interprètent comme pouvant résulter de phénomènes naturels. Il arrive aussi que les grandes marges d’erreur de certaines méthodes de datation ne soient pas beaucoup soulignées par ceux que le gout du merveilleux et des scoops médiatiques pourrait conduire à officialiser la découverte d’un téléphone portable dans une tombe étrusque … Plus posément et plus certainement, c’est en Afrique de l’Est95, précocement moderne, qu’on a révélé les manifestations ‘’artistiques’’ les plus anciennes grâce à des restes de pigments intentionnellement collectés qui ont été datés du MIS 7 (entre v. 240.000 et 190.000 AEC) [cf. atlas n°2]. Plus tard, v. 100.000 AEC (MIS 5c), des colorants (ocre, hématite) furent intentionnellement utilisés et parfois même transportés sur de grandes distances, ainsi qu’on le constate en plusieurs lieux d’Afrique et de la proche Eurasie ; à la même époque, on observe aussi des coquillages intentionnellement percés qui durent servir de pendentifs. Enfin, si l’on veut mieux que de ‘’simples’’ dépôts de couleurs ou de coquillages troués, les plus anciennes manifestations ‘’artistiques’’ élaborées, proviennent d’Afrique du Sud96 au début du MIS 4, v. 75.000 AEC : il s’agit de pierres colorées et gravées de motifs géométriques complexes, qui ont été trouvées associées à des objets de parure en coquillage ; tandis qu’en Eurasie, il faudra attendre la seconde partie du MIS 3 pour constater des artéfacts similaires (v. 50.000 à 45.000 AEC).
L’art fut-il l’apanage des Humains modernes ? Nous le pensons. Pourtant, plusieurs trouvailles ont associé l’art et des individus de morphotype néandertalien ! Cela semble véridique, mais c’est toujours dans des régions proches et à une époque proche du contact des Néandertaliens avec des Hommes modernes, comme on pourra le visualiser sur les cartes. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les découvertes artistiques ne sont jamais absentes de controverses lorsqu’elles proviennent de régions où vivaient des Humains archaïques encore potentiellement vierges de tous contacts avec des Humains modernes97. Alors, un Néandertalien de ‘’pure souche’’ pouvait-il être artiste ? Si l’on tient absolument à faire une réponse positive, il faut comprendre que cela signifie qu’une souche mutante ‘’normo-cognitive’’98 apparut un jour parmi les Néandertaliens d’Eurasie : c’est-à-dire que survint une mutation cognitive génétiquement différente et géographiquement éloignée, mais phénotypiquement convergente de celle qu’on situe à l’origine des Humains modernes en Afrique de l’Est ! Pourquoi pas ? Mais dans ce cas-là, pourquoi cette mutation aurait-elle coïncidé dans le temps et dans l’espace avec la proche présence d’Humains modernes sur le sol d’Eurasie ? Puisque les ancêtres levalloisiens des Néandertaliens sont arrivés en Eurasie au MIS 9 (entre v. 340.000 et 300.000 AEC) [cf. atlas n°2] et puisque leurs descendants ont traversé trois cycles glaciaires / interglaciaires sans jamais produire de manifestations artistiques, pourquoi les Néandertaliens seraient-ils devenus artistes tout d’un coup, précisément à l’époque et dans les régions des contacts avec l’Homme moderne ? Au total, ce scénario est peu crédible, tandis qu’un impact des métissages sur la cognition apparait plus probable. Reste aussi la possibilité d’un ‘’simple’’ comportement d’imitation ? Cependant, pour imiter quelqu’un il faut non seulement disposer des cognitions nécessaires pour le faire, mais il faut aussi l’avoir rencontré ; or nous avons étudié plus haut la dynamique populationnelle qui résultait de toutes rencontres entre des peuples primitifs …
L’art est-il une arme ? Oui, c’est une arme magique invoquée pour augmenter notre puissance et pour nous protéger des autres ; qu’il s’agisse d’Humains ou d’Esprits ! Et c’est peut-être aussi une arme psychologique car on peut se demander quelle terreur panique pouvait naître chez un Homme archaïque voyant arriver, dans ses ancestrales collines, de surréalistes individus lardés de coquillages tintinnabulants, aux visages zébrés de bandes rouges et jaunes, et dont la tête était surmontée d’un diadème de plumes agitées par le vent ?
Notes :
(79) Du côté occidental, les Francs qui avaient envahi l’Empire Romain mirent quelques siècles pour romaniser totalement leur langue et partiellement leur culture. Du côté oriental, les Turcs qui avaient envahis la Chine subirent un processus identique et se rapprochèrent rapidement de leurs administrés Chinois, pour la langue et la culture. Retour
(80) C’est ce qui s’est passé lorsque les Normands (Vikings déjà entièrement francisés) conquirent les Saxons d’Angleterre. Malgré un différentiel technologique qui n’était pas grand, ceux-ci infléchirent leur langue en empruntant de nombreux mots français et en simplifiant leur grammaire. On pense aussi à la formation des peuples Germains ou Arméniens dont une fraction importante du vocabulaire ne s’explique pas par l’Indo-Européen et dont la prononciation et la grammaire sont altérés par rapport à celle de l’Indo-Européen [cf. atlas n°4]. Retour
(81) L’haplogroupe C se superposa à l’haplogroupe D en Extrême-Orient ; avant de s’entremêler ensuite avec l’haplogroupe N et avec l’haplogroupe O. Retour
(82) Ce phénomène peut être illustré avec ce qui se passa à l’origine du peuple Russe, lorsque des guerriers / marchands Scandinaves (Vikings Varègues) s’emparèrent du pouvoir sur les tribus Slaves de l’actuelle Russie (qui elles-mêmes s’étaient précédement imposées à des Baltes) ; où à l’origine du peuple Normand (Vikings rapidement francisés). C’est peut-être aussi ce qui s’est passé lorsque des Mitanniens conquirent une population Hourrite et perdirent leur langue dont ne subsistèrent que les termes techniques et – fait significatif – les prénoms masculins de leur élite, tandis que les prénoms féminins de cette même élite étaient quant à eux d’origine hourrite. Retour
(83) Mangés ! C’est à partir du nom des Caribs / Canibs que les Européens forgèrent le terme ‘’cannibale’’ qui supplanta son synonyme ‘’anthropophage’’. Ce qui est quelque part une gloire injuste, parce que tous les peuples anciens étaient anthropophages. C’est aussi à partir du nom de ce peuple que les îles sont dites Caraïbes. Retour
(84) Backmigration en anglais. Retour
(85) Cœur qui fut d’ailleurs recouvert par la remonté du niveau des mers au début du MIS 1, si le ‘’hub’’ moyen-oriental était bien situé sous les eaux du Golfe Persique que nous connaissons. Pour revenir au modèle, on peut le comparer à une éruption volcanique plinienne : tant que la force éruptive est suffisante, le panache de cendres s’élève dans les cieux et les populations demeurent relativement épargnées. C’est quand la force éruptive n’est plus en mesure de contrebalancer la gravité que le panache s’effondre et détruit tout. Retour
(86) Modes lithiques classés par Clark en 1969 [cf. atlas n°2] ; et que nous conservons en dépit de la nouvelle classification plus complexe de Shea.Retour
(87) Rappelons que le symbole est un fragment qui évoque le tout. Par exemple, la clef est indicatrice de serrure, de porte, de maison, voire de Paradis, etc. Comme l’empreinte d’une patte de lion (et plus tard un éventuel idéogramme qui la schématisera) est indicatrice du lion tout entier. Et cela que ce soit dans un registre soit purement matériel soit complètement abstrait … La religion / magie / surnaturel (qui sont en arrière-plan de manifestations visibles comme les sépultures et ce qu’on appelle ‘’art’’) s’intègre dans ce schéma symbolique où un élément de notre Monde matériel (évènement, objet) peut avoir des répercussions dans une autre dimension où être indicateur de ce qui s’y passe. La racine indo-européenne ‘’au̯eg-, u̯ōg-, aug-, ug-‘’ (cf. augere / augmenter) pourrait peut-être avoir connoté cette ‘’aug-mentation’’ du petit au grand, dont les ‘’aug-ures’’ sont les spécialistes. Les Hommes archaïques n’étaient pas capables de ce genre de souplesses intellectuelles car, s’ils l’avaient été, ils auraient nécessairement développé une civilisation technologique au cours de l’un ou de l’autre des interglaciaires qui ont précédé le nôtre. Retour
(88) Une empreinte de lion les laisse indifférents. Ils ne perçoivent pas le lien avec le lion entier. Sur le plan expérimental, après un entrainement long, certains Bonobos seraient cependant capables d’associer des signifiants à des signifiés. Retour
(89) N’en déplaise aux néandertolâtres – qui décrivent des manifestations artistiques, là où d’autres ne voient que des bouts de galets tachés par les sédiments, ou bien des vestiges mal datés –, de telles facultés ne sautent pas aux yeux chez les Humains archaïques, alors qu’elles sont évidentes chez les Humains modernes dès l’époque du premier pléniglaciaire. Les exemples d’innovations que nous observons en milieu néandertalien (sépultures, évolution des outils, art fruste ?) sont tous de dates récentes (alors que la lignée néandertalienne s’est étendue sur plusieurs périodes glaciaires et interglaciaires) et proviennent tous de régions où l’admixture avec les Hommes modernes ne peut pas être exclue (ex : Shanidar en Iran, Châtelperron en France, industries mixtes d’Europe Centrale …). Retour
(90) Antérieurement, le Levalloisien fut déjà le produit d’une mutation (quoi d’autre serait crédible pour expliquer un tel changement après un million d’années de calme plat ?) permettant à l’esprit de concevoir qu’un objet utilitaire pouvait être crée à partir d’une matrice dépourvue de toute utilité en elle-même. De même, la mutation moderne eut pour effet qu’une infinité de choses utiles put désormais jaillir d’idées mise en forme ; c’est-à-dire d’une sorte de matrice conceptuelle crée par un esprit devenu capable de manier des formes complexes, de spéculer sur des chaînes de conséquences, et de multiplier les cercles d’appartenance sociale. Retour
(91) On fond du métal ; une maladresse et le sable fond à son tour ; voilà du verre ; que faire de ce verre ? C’est joli, on peut faire des colliers en perçant les petites gouttes ; c’est malléable à chaud, on peut faire des sortes de bouteilles si on souffle dedans ; et si on le fait couler dans des moules, ça fait de curieuses briques qui laissent passer la lumière ; plus étrange encore : quand les gouttes qui se figent ont une certaine forme, on voit plus gros au travers ; et quand on étire la pâte, on peut fabriquer des sortes de fils qui ne servent à rien parce qu’ils cassent … et un jour ces fils serviront pourtant de support à de puissantes télécommunications dont la société ne pourra plus se passer … Il n’y a aucun progrès humain philosophique ou social à l’origine de tout cela. Que l’on nous retire toutes ces prothèses technologiques, et notre vernis craquera aussitôt, emportant toutes nos belles constructions éthiques. Sans ses béquilles, Sapiens ne peut que retrouver le comportement qui est engrammés dans ses gènes. Au fond, même si on aime à se bercer d’illusions, chacun sait bien tout cela. Retour
(92) On peut même se demander si – au niveau de la psychologie évolutionniste – ce n’est pas cet objectif expansionniste qui motive implicitement notre recherche frénétique de progrès. Retour
(93) Par exemple, des armes plus efficaces, ou l’invention de nouvelles techniques (pièges divers), peuvent conduire à une augmentation de la population, qui conduit à son tour à devoir rechercher de nouveaux territoires. Retour
(94) Pour la période couverte par l’atlas n°3 les principales méthodes de datations sont :
- La datation par le carbone 14 (C14), utilisable sur les matériaux organiques. C’est la méthode la plus utilisée depuis 70 ans. Elle est basée sur le temps qu’il faut au carbone 14 (radioactif) pour se transformer en carbone 12 (qui ne l’est pas). C’est une méthode fiable à condition de calibrer ses résultats bruts ; mais c’est une méthode qui donne des résultats aberrants à partir de 45.000 ans dans le passé environ. Une grande partie des résultats basés sur cette méthode pour dater les sites très anciens a conduit à des estimations trompeuses et délétères pour la reconstitution d’un tableau cohérent du passé.
- La thermoluminescence (TL), utilise la faculté de luminescence de certains minéraux lorsqu’ils sont chauffés. Elle nous renseigne jusqu’à 500.000 ans avant nous ; avec l’inconvénient d’une instabilité des résultats (imprécision).
- La luminescence stimulée optiquement (OSL) est une variante de la TL qui est assez fiable entre 100.000 et 300.000 ans avant nous.
- Les séries de désintégration de l’Uranium (U series) peuvent dater des carbonates (calcite) en quantifiant les produits de transformation de l’uranium. Celui-ci étant soluble dans l’eau, contrairement à ses dérivés, la proportion de ceux-ci dans la calcite dépend de la date où l’uranium a pénétré ce minéral. La méthode donne des estimations jusque vers 800.000 ans avant nous ; avec des marges d’erreurs importantes.
- La résonance de spin électronique (ESR) étudie les échantillons à la manière de dosimètres qui ont enregistré la dose de radiation reçue depuis leur formation ou leur ensevelissement. Les estimations peuvent être interprétées jusque vers 1.000.000 d’années.
- La racémisation des acides aminés (RAA), utilisable sur des matériaux organiques, mesure l’évolution de la proportion des molécules lévogyres. La méthode est adaptée pour des périodes entre 100.000 et 400.000 ans, avec d’importantes marges d’erreurs dues aux conditions de conservations des restes organiques. Retour
(95) A Twin Rivers et à Sai Island [cf. atlas n° 2]. Retour
(96) A Blombos Cave [cf. atlas n° 2]. Retour
(97) En 2018, des dessins incroyablement élaborés exécutés dans la grotte Cantabre de La Pasiega ont été datés par l’U/Th de 65.000 AEC environ, c’est-à-dire d’une époque bien antérieure à l’arrivée de l’homme moderne en Espagne ; mais cette méthode donne fréquemment des résultats aberrants lorsqu’elle n’est pas contrôlée par d’autres méthodes. Retour
(98) Pour ce terme, cf. plus loin dans l’introduction. Retour

